Pour guérir de toi

Papa, 
 
C’est ainsi qu’une fille nomme son père avec affection. Moi, je ne sais pas comment te nommer. Tu m’as abandonnée il y a vingt ans, sans explication, et sans pension alimentaire. J’avais 7 ans. J’étais une enfant calme, timide, douce et rêveuse, une petite fille facile qui ne posait pas de problème et qui n’avait besoin que d’amour et d’éducation. 
 
J’ai grandi sans toi, sans mes oncles et tantes, sans mes grands-parents paternels. Vous m’avez tous abandonnée. Vous m’avez amputée de cette partie de moi. J’ai tellement souffert de ce vide immense.
 
J’ai jalousé toutes mes copines. Elles avaient toutes le meilleur papa : beau, fort, avec un métier formidable. Ils les accompagnaient à l’école, les aidaient à faire leurs devoirs, venaient aux spectacles de fin d’année, les conduisaient aux premières boums, à toutes leurs activités, les emmenaient en vacances, leur faisaient découvrir le monde. 
 
Chez elles, je n’avais d’yeux que pour eux : ces hommes adorés, adulés, parfois un peu redoutés aussi par leurs filles. Je les enviais à en pleurer. Je n’ai jamais pu surmonter la moindre démonstration d’affection entre un père et sa fille sans sentir mon ventre se serrer. 
 
Mais je ne me suis jamais plainte. Pourtant j’avais si mal. J’ai pris sur moi encore et encore, j’ai sangloté silencieusement dans le secret de ma chambre, j’ai étouffé mon chagrin, refoulé ma colère. Pour ma mère. Tu lui as causé tant de souffrances, par tes mots, ton comportement, tes tromperies, ton irresponsabilité morale et financière. Tu l’as rendue malade. Elle ne trouvait plus le sommeil, vomissait tous les soirs. Elle s’efforçait de me cacher ses angoisses et sa détresse, mais je comprenais. Comme une éponge, j’absorbais tout, et je ne voulais pas lui donner du souci, ne rien ajouter à sa peine. Je travaillais bien à l’école, je lui obéissais et je taisais mes maux. 
 
Ma mère, mon héroïne. Elle a été si forte, elle nous a élevée seule avec courage et résilience. Elle a essayé de compenser ton absence, a travaillé dur pour nous offrir des études, elle s’est saignée aux quatre veines. Ma mère est une femme admirable, une force de la nature, une battante avec un grand cœur et des valeurs telles que l’amour, l’amitié, le respect, l’humilité, la loyauté, le travail, le partage etc. Comme tu ne la méritais pas ! 
 
Aujourd’hui, tu es mort. En France, alors que je te croyais encore à l’étranger. Tu étais rentré en France et je ne le savais même pas. Tu m’as privée de la seule chose que j’espérais encore de toi : une discussion, rien qu’une discussion. Je ne l’aurai pas. 
 
Aujourd’hui, mes oncles et tante sortent de l’ombre. Obsèques, succession… Tout le monde se rappelle soudain de mon existence. Les souvenirs que j’ai mis des années à enterrer m’arrivent par vagues successives. Je suis assaillie d’images que j’aurais voulu oublier pour toujours. Je te vois partout, dans chaque pièce de la maison. Dans ma chambre, dans ma cuisine, dans mon salon. Je te vois devant la télé, à côté du buffet, et même près de mon piano. Depuis l’annonce de ta mort, je ne peux plus vraiment jouer. Tu me hantes. 
 
Nous sommes tes héritiers, et en tant que sœur aînée, je me charge de l’administratif. Depuis ta mort, je chasse les informations te concernant. Je suis devenue une sorte d’enquêtrice ou de détective. Je tiens un carnet qui réunit tout ce que je trouve à ton sujet. J’appelle la ville, la gendarmerie, la police municipale, les infirmiers qui t’ont soigné… Tous ces gens qui, malgré leurs recherches, n’ont jamais trouvé que tu avais des enfants. Tous ces étrangers qui peinent à me décrire qui tu es devenu tant ils ont pitié de moi : un malade du corps et de l’esprit, un alcoolique, un acheteur compulsif… Chaque nouvelle est un coup de massue supplémentaire. Chaque jour est une nouvelle épreuve. C’est pire que dans mes pires cauchemars. 
 
En grande optimiste, en naïve rêveuse, j’avais espéré que, peut-être, tu m’aurais laissé un mot, une lettre et une partie de ton héritage, une partie de toi. Mais tu n’as jamais parlé de moi à la femme qui venait tous les jours te soigner, et tu as dilapidé tes biens. Tu me laisses tes dettes et ton appartement sans dessus-dessous, plein de cartons et de bouteilles vides. Tu m’as fait tant de mal, et maintenant que tu n’es plus là, tu m’en fais encore. 

Ce que tu m’as fait subir m’a en partie façonnée, et je suppose que je te dois une grosse partie des penchants de ma personnalité qui me tourmentent le plus : 
 
- Cette exigence incommensurable envers moi-même qui frise souvent le ridicule et que je ne parviens pas à maîtriser, qui va de pair avec ma peur viscérale du rejet, et qui nourrit ce besoin colossal de devoir prouver ma valeur au monde. 
 
- Mon incompétence notoire quand il s’agit d’exprimer mes sentiments, mon art du refoulement, qui me rendent, bien malgré moi, si difficile à lire pour les autres et qui biaisent mes relations. Sous mes airs tantôt impassibles, tantôt joueurs, se cachent une grande sensibilité. J’aime, je crie et je pleure intensément en silence, parce que je ne sais pas faire autrement. 
 
- Mon rapport aux hommes aussi sans doute. Ma quête éternelle de bienveillance et de fermeté masculines, a très probablement fortement influencé ma sexualité, et façonné mes pulsions BDSM. J’ai découvert la masturbation très jeune, et mes premiers fantasmes tournaient déjà autour de la discipline et de l’autorité. 
 
- Ma peur de l’engagement, des relations sérieuses, d’avoir des enfants… Je ne veux pas vivre le même enfer que ma mère. Cela m’obsède puissamment. Et si un jour, j’ai des enfants, il n’est pas question qu’ils ne se sentent pas aimés, encadrés et valorisés par leurs deux parents. 
 
Mais je ne suis pas que cela. Mon histoire m’a dotée d’une résilience et d’une force mentale à toute épreuve, je ne tombe que pour me relever. Et puis, je suis jolie, intelligente, et drôle aussi. Je suis une chouette fille et tu as perdu à ne pas vouloir de moi, à ne pas me connaître. 
 
Tu es mort et tu ne peux pas me répondre. Remarque, tu ne m’aurais peut-être pas répondu de ton vivant non plus. Et si tu l’avais fait, tu m’aurais sûrement servi le même refrain que lorsque j’étais petite et que tu m'écrivais encore : si tu es devenu comme ça, ce n’est pas de ta faute, tu as eu une enfance malheureuse. Je suis bien placée pour te répondre que les malheurs de l’enfance ne donnent pas tous les droits, et que ce sont nos choix qui déterminent ce que nous sommes. 
 
Finalement, peut-être que la meilleure chose que tu aies faite aura été de m’avoir abandonnée. J’ai pu grandir loin de toi et de ta toxicité. Tu m’aurais peut-être encore plus abîmée. 
 
Aujourd’hui, l’adieu est définitif et j'explose. Puisse cette ultime douleur m’être salutaire. Je n’oublierai jamais le mal que tu m’as fait, mais je souhaite ardemment être un jour en mesure de te pardonner. Puisses-tu reposer en paix.

Commentaires

  1. Tellement émouvant, juste et touchant.
    Mademoiselle, au-delà de cette immense détresse et de ce malheur incommensurable, il y la magie de la nature qui de ces ténèbres a su faire jaillir une fleur, magnifique et lumineuse malgré tous les petits secrets qu’elle porte en elle.
    Cette page qui se tourne aujourd'hui c'est celle qui referme un livre lourd et encombrant, c’est le lest nécessaire pour prendre votre envol. :)

    Une fleur qui devient un papillon... :)

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    1. Comme toujours, vous savez trouvez les mots qui me réconfortent et me réchauffent le cœur. Merci <3

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  2. Un très beau texte, très émouvant, une leçon de vie et de courage

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    1. Merci :) Dommage que je n'arrive pas à identifier qui vous êtes !

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  3. De tout coeur avec toi dans cette épreuve Whim. Ton texte m'a vraiment touché/

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  4. Bon courage à toi même si tu n'en manques pas. Petits pas par petits pas la douleur s'efface, le brouillard mental s'estompe et le calme rempli les poumons. Plein de jolies choses à toi.

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    1. Merci pour ton message Eilinel. Plein de belles choses pour toi aussi.

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  5. Ton post est si émouvant que j'ai dû prendre du temps avant de pouvoir laisser un petit mot. Cela me brise le cœur de penser que tu as perdu ton père deux fois. Pour une petite fille, son père est le premier homme de sa vie et il est essentiel à son développement en tant que femme. C'est lui, ou son absence, qui a fait de toi la jeune femme forte, vulnérable, attachante et courageuse que tu es aujourd'hui. Saches que tu es entourée de nombreuses personnes qui t'aiment et te soutiennent.

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  6. Un texte fort qui résonne en moi au delà de ce que tu peux imaginer... Merci !

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  7. Guérit-on de ceux dont on vient? Puis de nous-mêmes puisqu’ils en font partie?
    Des carences, de déceptions, des frustrations… qu’ils nous laissent et dont on s’arrange pour transformer en positif et/ ou avancer surtout ne pas sombrer…
    Ce texte m’a énormément touché par ta sincérité et la petite fille qui s’est sentie abandonnée, dans mon coeur je pense qu’aucun enfant ne devrait vivre cela mais la réalité, le monde et les personnes sont dramatiquement différents de ce que l’on voudrait.
    On panse ses plaies, se délivre de ses mots( maux ) c’est déjà un grand pas cathartique vers l’acceptation d’une situation qui nous échappe ( ou nous a échappé ) et l’acceptation de soi-même , de ce vers qui on tend à être.
    Tu sembles pleine de ressources et bien entourée pour t’envoler comme un papillon qui sort meilleur et plus entier d’une épreuve si dure et longue. Courage à toi, le bagage finit par s’alléger( et
    on s’en déleste également).

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  8. Ton texte est extrêmement touchant. L'enfant qui sommeille en nous a parfois accumuler tant de souffrances, que lorsqu'il ressurgit, nous en sommes submergés. Tes mots ont touché d'autres enfants enfouis...
    Pleins de courage à ta famille et toi.

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  9. Ce texte est vraiment très touchant et rempli d'émotions. Je comprends combien ces épreuves ont pu être difficile car elles font écho à ma propre histoire. Le passé est souvent lourd à porter et il est parfois difficile de s'en délester. Mais comme tu le dis, il t'a forgé et tu peux être fière de qui tu es devenue. En espérant,que ton cœur et ton esprit puissent devenir moins lourd. Et t'apporter la paix intérieure.

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